Qu’est-ce que les “études universitaires critiques” ? En bref, les études universitaires critiques s’appuient sur des reconceptualisations féministes et anticoloniales de l’éducation pour repenser de façon critique les formes corporatistes et néolibérales adoptées par les universités. Il s’agit d’un domaine d’étude qui s’est développé assez rapidement au cours de la dernière décennie aux États-Unis (où il existe une série de livres). En Afrique il y a un réseau de chercheurs: Advancing Critical University Studies across Africa. Ce réseau dispose d’un excellent site web, avec des ressources en libre accès et des événements hybrides réguliers. Selon leur description, le réseau “s’efforce de trouver d’autres façons d’étudier les universités qui sont capables de penser des formes plurielles d’imaginations et d’avenirs émancipatoires en matière d’enseignement supérieur”. Ce sont ces “autres” manières” que nous espérions discuter et décortiquer dans cet atelier hybride en nous concentrant sur nos méthodes de recherche.

Tenu le 29 juin 2023 à l’Université de Bristol, cet atelier fut l’occasion de présenter le projet AFRIUNI (Vies créatives des universités africaines) dans son état d’avancement et de partager des expériences enrichissantes avec des collègues, des membres du conseil consultatif ainsi que ceux de l’équipe de collaboration. L’idée de son organisation a émergé des conversations avec d’autres universitaires et chercheurs travaillant sur des projets engagés dans une réflexion critique de la vie universitaire. En tenant compte du stade actuel de développement du projet, il a été jugé utile d’engager une conversation au-delà des frontières disciplinaires. Que peuvent apporter les enquêtes littéraires et culturelles au vaste corpus de recherches en sciences sociales/sciences de d’éducation sur l’enseignement supérieur ? Et vice versa ? Le projet AFRIUNI s’intéresse à quatre universités d’Afrique de l’Ouest francophone, mais il semble également important d’établir un lien avec les travaux en cours ici à Bristol concernant l’histoire du colonialisme et de l’esclavage transatlantique, ainsi que des expériences actuelles de racisme.
Le professeur Saleem Badat a démarré l’atelier en présentant les grandes lignes d’un projet collectif visant à écrire des histoires critiques des universités sud-africaines. Il a décrit sa propre trajectoire: de la rédaction de politiques d’enseignement supérieur (il a travaillé auparavant comme recteur de l’Université de Rhodes et à la Fondation Mellon à New York) à des projets de recherche historiques, orientés vers l’avenir. Il convient de mentionner que les travaux du professeur Badat ainsi que sa posture idéologique sur l’avenir des universités africaines sont influencés par la pensée marxiste et sa propre expérience de la lutte militante dans le mouvement anti-apartheid. Professeur Badat a cité l’exemple de l’Université de Rhodes, et d’avoir entendu dire que cette université était située dans le Cap-Oriental, mais qu’elle n’était ni du Cap-Oriental, ni pour le Cap-Oriental. Cela a soulevé la question cruciale de ‘lieu’ (place). Où se trouvent les universités africaines ? Et quelle est leur relation avec le lieu ? Comment contourner les modèles dominants d’enseignement supérieur dérivés des “mesures d’excellence” du Nord ? Le mimétisme durable de l’Ivy League et d’Oxbridge peut-il être évité ou réimaginé ?

Nous avons ensuite donné un bref aperçu des objectifs de l’équipe et des méthodes du projet AFRIUNI. André Gaga a parlé des quatre études de cas. Monique Kwachou à soulevé des thématiques qui sont sorties de nos groupes de travail (séances de lecture hebdomadaires, marches-discussion, préparations de rencontres scientifiques, réunions ordinaires, one to one hebdomadaires…) depuis le mois d’avril de cette année. Il s’agit notamment de la relation entre l’africanisation et la décolonisation de l’enseignement supérieur; des perceptions et des expressions de la francophilie, de la francophobie et du “franco-dédain”; de l’afrocentricité en tant que motivation et effort communs; notre politique de citation; notre approche de l’éthique et notre travail de coproduction des résultats partagés (y compris une chronologie numérique, l’exposition et les publications).
La troisième présentation était de Dr Josie Gill, professeur associé en littératures noires britanniques (Black British Literature) à l’Université de Bristol. Nous avons eu la chance d’entendre un extrait de son projet de livre “Black Lecturer” (financé par un prix Leverhulme). Le livre prend la forme d’un mémoire et d’une réflexion critique s’appuyant sur l’expérience personnelle, l’analyse de la fiction universitaire et les archives du département d’anglais de l’université de Bristol (du début des années 1970 jusqu’aux années 2000). Son titre s’inspire de l’ouvrage phare de Beryl Gilroy, Black Teacher, paru en 1976, qui relate de manière autobiographique le parcours de Gilroy pour devenir la première directrice noire d’école au Royaume-Uni. Josie a parlé de l’effet de Covid, qui a créé un temps de réflexion sur la forme de son projet, et de sa récente lecture attentive des voix et des silences dans les archives institutionnelles du département de lettres anglaises à Bristol. Il s’agissait d’une invitation puissante à réfléchir à l’élaboration de nos écrits et à la manière dont nous mettons en avant l’expérience subjective et affective de l’université.

Enfin, le Dr Sue Timmis (School of Education, Bristol) a parlé du projet Southern Africa Rurality in Higher Education. Ce projet collectif s’est servi de méthodes participatives pour travailler avec les étudiants et co-construire des compréhensions de l’expérience des étudiants ruraux dans un certain nombre d’universités sud-africaines. Les étudiants ont pris le contrôle de leurs propres récits en faisant des recherches sur leur propre vie, en créant des artefacts numériques et en mettant l’accent sur les questions qu’ils jugeaient importantes. Ils ont coécrit une brochure multilingue et ont été inclus en tant que co-chercheurs, plutôt qu’en tant qu’objets passifs de la recherche. Ce projet a produit de nombreux documents de travail sur son site web et un livre récemment publié en collaboration. Au-delà des réalisations du projet, Sue a soulevé quelques questions critiques nécessaires :
- Dans quelle mesure pouvons-nous prétendre adopter des méthodes participatives et éviter les approches extractives dans le cadre de projets de recherche dont les questions sont prédéterminées ? Et dans des projets de recherche financés, où les bailleurs de fonds demandent des niveaux élevés de spécificité et d’exigences préalables ?
- Dans quelle mesure les co-chercheurs peuvent-ils participer pleinement à toutes les étapes de la recherche, y compris à l’analyse et aux publications en tant qu’auteurs collaborateurs, compte tenu des engagements en termes de temps et des aspects pratiques ? Comment pouvons-nous développer davantage ces approches pour atténuer ces difficultés ?

Ces présentations ont donné lieu à un large débat, présidé par le professeur Leon Tikly (School of Education, Bristol). Les participants à l’atelier se sont appuyés sur leur connaissances et leurs expériences de l’éducation au Ghana et en Guinée-Bissau, ainsi que sur les présentations, pour soulever un certain nombre de questions et de problèmes connexes. En voici un résumé:

- Les différentes expériences et définitions de la colonialité à travers les géographies, les langues et les temporalités;
- L’impact des classements internationaux et des organismes de réglementation régionaux tels que le CAMES sur l’interdisciplinarité et la forme des
résultats des projets; - La perception de la moindre valeur ou validité des formes créatives d’écriture et des livres à destination du grand public dans la production de connaissances universitaires. L’importance d’insister sur cette valeur apportée;
- L’appétit fort/faible pour la décolonisation dans les universités
- africaines et les organismes éducatifs;
- La complexité multilingue et la présence de l’anglophilie dans les universités francophones;
- Le rôle des campus étrangers des universités britanniques/nordiques sur le continent africain;
- Projets connexes tels que le projet de Mahmood Mamdani “Decolonization, the Disciplines and the University” ; le projet Stellenbosch sur les universités du futur ; le projet Ibali;
- Une discussion critique de l’argument d’Olufemi Taiwo selon lequel le discours décolonisateur nie ou réduit la capacité d’agir (‘agency’) africaine;
- La dimension comparative des universités asiatiques (en particulier en Chine) et leurs efforts pour monter les classements internationaux;
- La question de ce qui semble être un effort commun pour cerner le “caractère” de l’université, y compris la manière dont nous enregistrons les dimensions émotionnelles et créatives de la vie universitaire;
- Que produira le projet AFRIUNI ? Nous avons discuté des possibilités de productions créatives dans les expositions, le site web du projet, les podcasts et la constitution d’archives (documents photographiques/écrits/WhatsApp).

Un grand merci à tous les participants pour leurs généreuses contributions à ces discussions. Les questionnements nous resterons en tête pendant la préparation de notre travail de terrain. Nous nous réjouissons de rester en contact et d’en savoir plus sur ces travaux en cours !